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Faut-il redouter les machines ?

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Avant tout développement, précisons qu’il s’agit là d’une proposition de traitement du sujet qui a été effectuée en essayant d’obéir à un certain nombre de contraintes, dont la première était une certaine brièveté. Je me suis aussi obligé à respecter la structure en trois parties contenant chacune trois arguments (qui apparaissent sous la forme d’autant de paragraphe). Gardons en tête que s’il s’agit là d’une structure efficace en terminale, puisqu’elle permet d’avoir une sorte de grille ordonnant la réflexion, ce cadre amène aussi à restreindre le nombre d’arguments proposés. Aussi la réflexion est elle ici moins développée que je ne l’aurais désiré. Cependant, on trouvera là des arguments accessibles à un élève débutant en philosophie, et quelques références (je les ai voulues peu nombreuses) qui sont celles qu’on peut attendre d’un élève de terminale. Encore une fois, il ne s’agit pas d’imiter cette proposition, mais de voir que si elle oppose tout d’abord deux thèses (dans les deux premières parties, elle tente ensuite dans un troisième temps de proposer un dépassement de cette opposition. Il faudrait tendre vers ce type de plan, indépendamment des arguments développés et des conclusions auxquelles ces réflexions aboutissent.

Electroma - Daft Punk - 2006 En tchèque, le terme « robota » désigne le travail, la corvée. Aussi, quand en 1921 l’auteur K. Capek écrit une pièce de théâtre mettant en scène une machine qui fait le travail des humains, il nomme cette machine « robot », autrement dit, « le travailleur ». A priori, il n’y a dans cet objet technique rien à craindre : toute technique vise a priori soit à soulager l’homme d’un travail qui provoque sur lui de la souffrance, ou de la fatigue, soit à permettre de faire ce que l’homme seul ne peut pas réaliser. Pourtant, Capek écrivit cette pièce pour décrire les dangers liés au développement des machines et on constate bien que les machines, un siècle plus tard, sont facilement perçues comme potentiellement dangereuses, et ce au point parfois qu’on les imagine prendre le pouvoir sur l’homme lui-même. Entre le risque d’accident et la peur de devenir esclaves des machines, nous devons donc faire la part des craintes rationnelles et des angoisses infondées. Cependant, nous aurons aussi à nous demander si la confiance totale dans les machines est bien placée, ce qui nous conduira à analyser quelle est leur véritable nature, et quel est le véritable rapport que l’homme entretient avec ces objets particuliers.

On peut trouver paradoxal que les hommes aient peur des machines. En effet, a priori, elles ont pour seul but de les servir. L’optimisme vis-à-vis des machines apparaît officiellement au dix-septième siècle sous la plume de Descartes. Prenant conscience de la possibilité d’associer savoir et savoir-faire, il annonce dans son Discours de la méthode que l’homme va pouvoir devenir « comme maître et possesseur de la nature ». L’espoir exprimé par Descartes est ambitieux : il s’agit de libérer l’homme du travail en faisant travailler les machines à sa place. C’est ainsi que Descartes pronostique « l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », c’est-à-dire le retour à un monde dans lequel la satisfaction se ferait sans intermédiaire (c’est pour cela qu’il fait appel au concept de jouissance), donc sans travail.
Les siècles suivants seront l’illustration de la clairvoyance de Descartes : les trois siècles qui nous séparent de lui seront en effet ceux au cours desquels l’humanité va peu à peu comprendre de mieux en mieux le monde dans lequel elle vit, ce qui va lui permettre de le maîtriser par l’intermédiaire de ces objets techniques particuliers que sont les machines. Apres des millénaires de contrainte vis-à-vis de la nature, enfin l’homme pouvait confier une partie des ses activités à ces mécanismes automatiques et simultanément mener une vie moins fatigante, tout en acquérant une puissance qu’il n’avait jusque là jamais eu la possibilité de développer.
C’est ainsi que le monde va découvrir les machines, que celles-ci vont être installées dans chaque ville, chaque village (horloges, machines agricoles) pour entrer peu à peu dans chaque foyer jusqu’à ce que chacun sorte, chaque matin de chez lui, équipé d’un grand nombre de ces machines. Téléphones, lecteur mp3, nos poches sont remplies de ces sortes d’équipements, et plus largement, nos journées sont amplement tributaires d’une véritable armée de mécanismes qui effectuent à notre place les tâches pénibles. Ajoutons qu’il s’agit là d’une réalité mondiale : la machine est sans doute l’aspect de la vie occidentale qui a le plus envahi l’humanité. Moyens de communication, engins de transport, aides domestiques, matériel industriel, etc. Il n’y a pas un lieu sur terre où on ne croise pas ces équipements qui libèrent l’homme de la condamnation au travail.

C’est peut être précisément là qu’on peut voir apparaitre la crainte des machines. En effet, on vient de le voir, la machine est au service de l’homme. Mais force est de constater qu’elle est devenue si indispensable, qu’elle prend une telle place que Descartes lui-même aurait sans doute un mouvement de recul en découvrant soudainement le fruit de sa propre théorie. Au-delà du bénéfice que l’humanité tire des machines, on doit donc aussi envisager les raisons pour lesquelles peu à peu va apparaître une réticence face à leur développement.

Electroma - Daft Punk - 2006 Tout d’abord, il faut reconnaître que si la puissance des machines augmente avec le progrès des connaissances, cela ne garantit par pour autant que les hommes eux-mêmes gagnent en bien être. En effet, cette puissance peut être mise au service de nombreux projets, dont certains consistent précisément à asservir et faire souffrir d’autres hommes. Tout historien de la technique sait que les plus grands progrès ont souvent été conçus dans un cadre militaire, d’une part parce qu’aucune société ne peut se dispenser de développer une armée (ne serait ce que parce que les autres le font aussi), mais aussi parce que c’est un domaine dans lequel la recherche et le développement ne sont pas soumis aux mêmes exigences économiques que le reste de l’industrie. L’équipement militaire est donc un de ces domaines dans lesquels les machines apportent une efficacité telle que ceux qui en sont les victimes potentielles sont nécessairement amenés à les craindre.
Mais les craintes ne sont pas réservées aux machines ayant été créées dans l’objectif de faire souffrir d’autres hommes. En effet, même quand les motivations de création des machines sont neutres, elles peuvent avoir des effets non prévus qui suscitent forcément la crainte des incidents, même quand ceux-ci n’ont pas encore eu lieu. C’est un processus compréhensible : une machine n’est pas un outil : elle s’en différencie par son autonomie en matière de mouvement. Dès lors, là où l’outil se caractérise par le lien direct qu’il entretient avec le corps de l’homme, la machine se distingue par son aptitude à s’en détacher, voire même à s’y opposer. Puisque la machine dispose de sa propre source de mouvement, elle parait nécessairement plus dangereuse, car on la contrôle moins directement. C’est une des sources de la crainte contemporaine des machines, crainte qu’exprime par exemple Paul Virilio dans Un paysage d’évènements : « Innover le navire, c’était déjà innover le naufrage ; inventer la machine à vapeur, la locomotive, c’était encore inventer le déraillement, la catastrophe ferroviaire. De même, de l’aviation naissante, les aéroplanes innovant l’écrasement au sol, la catastrophe aérienne. Sans parler de l’automobile et du carambolage à grande vitesse, de l’électricité et de l’électrocution, ni surtout, de ces risques technologiques majeurs, résultant du développement des industries chimiques ou du nucléaire… chaque période de l’évolution technique apportant, avec son lot d’instruments, de machines, l’apparition d’accidents spécifiques, révélateurs « en négatif » de l’essor de la pensée scientifique. ». Nombreux sont ceux qui analysent la technologie comme un processus qui doit nécessairement dépasser les aptitudes de l’homme lui-même à le maîtriser, comme si le progrès devait lui échapper, et ne plus être un progrès pour l’homme, mais une simple progression des performances des machines elles-mêmes. Si la technique n’a plus de sens humain, si les machines donnent l’impression d’échapper à l’homme, on peut comprendre que la crainte apparaisse à leur sujet.
La crainte peut d’autant plus émerger que l’homme peut sentir, plus ou moins confusément qu’il perd pied devant la machine. Cela peut aller d’impressions en fait fausses, telles que celle de se voir industriellement remplacé par les machines sur les chaines de production (en fait, si la classe ouvrière est touchée par un tel processus, les hommes sont toujours nécessaires quand il s’agit de concevoir, produire et entretenir les machines) jusqu’à des analyses plus profondes qui conduisent au constat que le progrès technique ne sert que certains, et que d’autres non seulement ne bénéficient pas de ce progrès, mais pire encore, sont amenés à en souffrir. Les machines ne sont pas seules en cause, mais elles deviennent la figure d’un monde globalement technicisé, irrigué par des réseaux semblant échapper à tout contrôle. C’est ce type de crainte que la science fiction illustre le plus souvent à travers des fictions dans lesquelles des machines (souvent les fameux robots auxquels on se référait en introduction) prennent le pouvoir sur l’homme et le réduisent en esclavage. La réalité vécue est loin d’être aussi spectaculaire, au sens où les hommes ne sont pas réduits en esclavage par des robots, mais plus généralement certains peuvent avoir le sentiment d’être contraints par un système technique, industriel, économique même qui ne vise plus le bien être des individus mais une efficacité maximale dans la production et la consommation des biens produits, ce qui peut aller jusqu’au contrôle des consommateurs eux-mêmes.

On comprend mieux, dès lors, pourquoi au-delà des fantasmes provoqués par des films catastrophe, on peut craindre les machines. Maintenant, la question demeure de savoir s’il faut les craindre. En effet, si la crainte est un sentiment compréhensible, il n’est cependant pas évident qu’il doive être adopté et qu’on puisse en faire une norme. D’une part, on ne peut pas imaginer l’humanité fuyant les machines, et d’autre part, face à un danger, il n’est pas évident que la crainte soit le meilleur comportement.

Electroma - Daft Punk - 2006 Tout d’abord, craintes ou pas, les machines encadrent et accompagnent l’être humain. Il est illusoire de les voir disparaître sans accompagner avec elles l’homme lui-même. Il ne s’agit pas de tenir un discours simpliste selon lequel l’homme aurait tout oublié parce que les machines feraient tout à leur place (par exemple, certains soutiennent que les calculatrices ont pour effet secondaire de faire oublier le calcul aux mathématiciens qui les utilisent). Dès lors, si la crainte doit avoir pour visée d’éviter les machines, c’est peine perdue. Tout comme la xénophobie est tout à fait inutile dans la mesure où l’homme ne peut pas vivre seulement avec ses semblables, la technophobie est inefficace dans la mesure où elle ne pourra pas faire que les machines disparaissent. Si la crainte consiste à éviter l’objet craint, alors le rapport aux machines ne peut que devenir une phobie puisqu’elles sont nécessairement partout. On peut certes tenter, soi même, d’y échapper le plus possible, mais ce genre de fuite prend généralement fin quand on a besoin d’un pacemaker, d’utiliser un quelconque moyen de transport ou de communication. La phobie des machines serait de plus tout à fait localisée : si une personne peut éviter le contact avec les machines, elle ne peut en revanche que très difficilement éviter les produits des machines elles même, sauf à vouloir se retirer tout à fait de l’humanité.
Cependant, on peut envisager la crainte non pas comme une fuite, mais comme un principe régulateur. C’est d’ailleurs là le sens du terme utilisé en début de réflexion : redouter, c’est ne pas faire confiance a priori, faire preuve de méfiance face à un type d’objet qui se caractérise par sa puissance toujours grandissante. Quand on manie de telles puissances, on peut considérer que la prudence réclame justement cette méfiance scrupuleuse qui veut qu’on ne mette en route la machine que lorsqu’on est tout à fait certain de prévoir le résultat de son action. En ce sens, l’histoire du développement technique est le récit de la suite des imprudences de l’homme. L’aventure qui débouchera sur la première expérience d’explosion nucléaire, quelques mois avant que l’Enola Gay lâche Little Boy dans le ciel ensoleillé d’Hiroshima. On sait que la première expérience fut effectuée sans savoir ce qu’elle aurait pour résultat et pour connaissance. On sait aussi que pendant des années on irradiera des soldats volontairement, pour voir quels en seraient les effets secondaires. Face à une technique qui se développe de cette manière, il semble non seulement justifié d’être dans la crainte, mais on pourrait même dire que c’est salutaire. C’est la thèse que développera Hans Jonas dans son livre Une éthique pour la nature : « Le danger qui nous menace actuellement vient il encore du dehors ? Provient-il de l’élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C’est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaine maintenant de l’intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C’est désormais à partir de nous que s’ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque pour l’homme. Ainsi les fronts se sont ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous devons nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter ». Hans Jonas inventera dès lors le concept d’ « heuristique de la peur ». L’heuristique est l’utilisation de l’expérience comme source d’apprentissage progressif. En l’occurrence, nous avons à apprendre de nos craintes envers la technique, et cette crainte nous protège finalement, particulièrement dans un monde dans lequel la technique sert des intérêts qui sont souvent avant tout économiques.
Néanmoins, si la crainte prépare l’avenir, on peut craindre qu’elle soit aussi ce qui censure toute avancée dans le développement des techniques. C’est là un obstacle qui semble devoir être franchi, car il en va du développement de l’homme lui-même. L’avenir des machines est en effet beaucoup moins étranger à l’être humain qu’on pourrait le croire actuellement : si jusque là l’homme et la machine ont existé parallèlement, ils vont de plus en plus coexister et seront amenés à ne faire plus qu’un. La machine est depuis ses débuts caractérisée par son autonomie de mouvement. Mais le summum de cette autonomie se réaliserait si la machine était intégrée au corps humain. Il est probable qu’au-delà d’une certaine proportion de fusion, on pourrait tout à fait considérer que l’homme est devenu la machine, ou que la machine est devenue humaine. Les technologies vont investir le corps humain, pour l’entretenir, le soutenir et lui apporter des aptitudes qu’il n’a pas encore. C’est non seulement nécessaire en matière de progrès du corps humain, mais c’est aussi la suite logique du développement des machines elles mêmes : ce dont elles ont besoin pour progresser, c’est d’intégrer les aptitudes de l’homme lui-même. Le meilleur moyen d’y parvenir est d’intégrer l’homme lui-même. Comme tout changement, on peut craindre cette fusion de l’homme avec les machines. Mais c’est là le cheminement normal de notre espèce. L’être humain mute, se transforme et s’élève vers un au-delà de lui-même. En d’autres termes, il existe. La fusion avec les machines permettra à l’homme de se redéfinir une fois de plus, et d’une manière bien plus fondamentale encore que ce qu’il a pu connaître jusque là. Aristote, en montrant que les mains sont des prises sur lesquelles on peut brancher des compléments artificiels, Bergson en montrant que l’outillage de l’homme développe son corps au-delà du strict corps biologique, nous amènent à cette conclusion : l’homme est inachevé, c’est un « work in process » infini et la technique est précisément ce processus par lequel il s’humanise. Dès lors, si la machine doit être crainte, c’est essentiellement parce qu’au-delà de sa puissance sur la matière, elle est la matérialisation du pouvoir qu’a l’homme de se définir lui-même.

Ainsi, nous sommes amenés à affirmer qu’il existe plusieurs niveaux de crainte face aux machines, et que certains sont rationnels, et d’autres ne le sont pas. Il n’est pas logique de craindre les machines si cette crainte consiste à oublier que derrière les processus techniques, c’est bel et bien l’homme qui est aux commandes de la conception et de la programmation des objets techniques, quels qu’ils soient. Et c’est justement quand on garde à l’esprit que l’homme est à la source des machines que la crainte devient possible et rationnelle : l’homme actuel est la source des machines, et ce sont les machines qui sont à la source de l’homme futur. Oublier le début de la chaine, c’est remettre le destin de l’homme dans un processus qui deviendrait aveugle. C’est donc un processus éminemment politique qui a lieu à travers la production et l’utilisation des machines, puisque c’est par ce principe que l’homme décide de ce qu’il est. Il suffirait que certains oublient cela pour que l’on ait l’illusion que ce sont les machines qui décident du destin de l’humanité. Ce serait là une crainte mal placée : on l’a vu, ne craindre que les machines reviendrait à lâcher le volant d’une voiture, laisser le moteur tourner à plein régime et attendre dans la peur que l’accident survienne. Il faut abandonner cette mauvaise foi et considérer que, définitivement, l’homme est en même temps la source et la destination du processus technique dont les machines sont le fer de lance. L’irresponsabilité serait plus confortable, car elle permet l’inconscience, mais finalement, si crainte il y doit y avoir, on le voit, elle doit précisément engager notre propre responsabilité. Nous avions commencé notre réflexion avec les robots, nous la finirons avec les robots : si les machines sont nos extensions physiques, si donc les machines sont le corps étendu de l’humanité, alors les machines sont l’homme, et l’homme est les machines. Dès lors, les craindre revient, et pour des raisons bien plus profondes que ce qu’on aurait pu croire, à craindre l’homme lui-même, présent, passé, et bien plus encore, à venir.

Toutes illustations extraites du long métrage du groupe Daft Punk : Electroma (2006).


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